Le projet

La région de Correntina (Ouest Bahia, Brésil), couverte initialement par le Cerrado nordestin (mosaïque de savanes arborées, forêts et prairies naturelles marquée par une riche biodiversité – Strassburg et al., 2016¹), est aujourd’hui au cœur de la frontière agricole la plus active du Brésil. C’est une région peuplée par des agriculteurs familiaux cultivant les vallées et qui effectuaient traditionnellement la transhumance de leur élevage bovin sur les plateaux couverts de savane du Cerrado (de Souza, 2017²). Depuis les années 1970, les plateaux sont défrichés pour le développement d’une agriculture entrepreneuriale mécanisée relevant de l’agrobusiness (production céréalière d’exportation) qui s’est agrandie et spécialisée dans les années 2000. Les modifications d'exploitation du sol sur le plateau se sont accompagnées de changements dans l'accès aux ressources en eau, dans le régime foncier (Favareto et al., 2019³) et dans le revêtement d’asphalte de la route principale (BR349). Opportunité de travail pour les habitants des vallées, l’agriculture entrepreneuriale s’est ainsi accaparée les parcours de transhumance du plateau et les ressources en eau locales en pompant dans les nappes phréatiques et en déployant des canaux d’irrigation. Même si le Brésil a été reconnu dans les années 2000 pour son soutien à l’agriculture familiale et aux modalités alternatives de production comme l’agro-écologie (Niederle et al., 2019⁴), le changement de gouvernement en 2018 a fragilisé ces modes agraires par l’abandon de programmes politiques favorables à l’agriculture familiale et le soutien à l’agrobusiness. Les fermiers des vallées ont dû développer les cultures fourragères, le bétail ne pouvant plus se déplacer sur les plateaux pendant la saison sèche, au dépens des formations agro-écologiques. Actuellement, le territoire subit toujours de profondes mutations : la déforestation du Cerrado a représenté plus de 40 % de toute la déforestation brésilienne entre 2019 et 2022 (Prodes/Inpe 2023⁵), les terres agricoles entrepreunariales s’étendent et les ressources en eau s’amenuisent (entre 2013 et 2021, le volume d’eau concédé aux entreprises agro-industrielles a augmenté de 431 % - Eloy et al., 2023), de nouvelles voies de communication sont asphaltées.

La région de Correntina (Ouest Bahia, Brésil), couverte initialement par le Cerrado nordestin (mosaïque de savanes arborées, forêts et prairies naturelles marquée par une riche biodiversité – Strassburg et al., 2016), est aujourd’hui au cœur de la frontière agricole la plus active du Brésil. C’est une région peuplée par des agriculteurs familiaux cultivant les vallées et qui effectuaient traditionnellement la transhumance de leur élevage bovin sur les plateaux couverts de savane du Cerrado (de Souza, 2017). Depuis les années 1970, les plateaux sont défrichés pour le développement d’une agriculture entrepreneuriale mécanisée relevant de l’agrobusiness (production céréalière d’exportation) qui s’est agrandie et spécialisée dans les années 2000. Les modifications d'exploitation du sol sur le plateau se sont accompagnées de changements dans l'accès aux ressources en eau, dans le régime foncier (Favareto et al., 2019) et dans le revêtement d’asphalte de la route principale (BR349). Opportunité de travail pour les habitants des vallées, l’agriculture entrepreneuriale s’est ainsi accaparée les parcours de transhumance du plateau et les ressources en eau locales en pompant dans les nappes phréatiques et en déployant des canaux d’irrigation. Même si le Brésil a été reconnu dans les années 2000 pour son soutien à l’agriculture familiale et aux modalités alternatives de production comme l’agro-écologie (Niederle et al., 2019), le changement de gouvernement en 2018 a fragilisé ces modes agraires par l’abandon de programmes politiques favorables à l’agriculture familiale et le soutien à l’agrobusiness. Les fermiers des vallées ont dû développer les cultures fourragères, le bétail ne pouvant plus se déplacer sur les plateaux pendant la saison sèche, au dépens des formations agro-écologiques. Actuellement, le territoire subit toujours de profondes mutations : la déforestation du Cerrado a représenté plus de 40 % de toute la déforestation brésilienne entre 2019 et 2022 (Prodes/Inpe 2023), les terres agricoles entrepreunariales s’étendent et les ressources en eau s’amenuisent (entre 2013 et 2021, le volume d’eau concédé aux entreprises agro-industrielles a augmenté de 431 % - Eloy et al., 2023), de nouvelles voies de communication sont asphaltées.

1. En réalisant un travail d’enquête sous forme d’entretiens et de prises d’images et de sons, nous avons pour ambition de documenter l’adaptation des populations aux mutations paysagères et socio-environnementales actuellement en cours dans l’Ouest de Bahia. La mobilisation de la notion d’adaptation permet de considérer la réponse des individus aux changements aussi bien en considérant les éléments de contrainte, les situations de soumission et les actions émancipatrices (Berdouley et Soubeyran, 2020) pour en tirer les enseignements sociaux, politiques ou culturels qui président aux stratégies individuelles sur des territoires aux trajectoires perturbées (Rebotier et Audouit, 2016). Notre hypothèse est que la mise en valeur des rapports de concurrence et de collaboration (Sawyer, 2012), mais aussi le rôle de l’improvisation (Orr, 1996) constituent, dans des situations de transformation et d’incertitude, une façon d’agir pour les individus.

2. En nous concentrant sur la façon dont le développement de l’agrobusiness dans la région a profondément modifié les parcours de vie des populations locales, mais a également fait évoluer les savoir-faire techniques (développement d’une économie de la réparation, mécanisation des outils agricoles de l’agriculture vivrière, développement des moulins à eau), nous avons pour ambition de visibiliser des acteurs modestes mais essentiels de l’agrobusiness, qui en subissent les effets néfastes mais peuvent aussi en tirer profit. Cela passe par la production d’images différentes de celles véhiculées par le secteur de l’agrobusiness et diffusées largement sur les chaînes de télévision brésiliennes qui insistent sur la modernité et le gigantisme des machines agricoles utilisées, ainsi que sur les bienfaits apportés aux populations locales.

3. La création par les chercheurs du projet du Musée Populaire du Cerrado, musée virtuel rassemblant des portraits filmés, des courts-métrages sur les objets techniques agricoles, des images en 3D des objets du quotidien et des poèmes s’inspirant des modes de vie actuels, constitue un dispositif original de médiation scientifique. La notion de médiation scientifique s’est développée dans les années 1980 avec pour objectif de partager des œuvres et des savoirs avec le plus grand nombre via des « médiateurs scientifiques » professionnels, puis en reconnaissant au citoyen des compétences qui peuvent contribuer au processus de production de connaissances (Bergeron, 2016). Dans une conception plus moderne, nous considérons la médiation scientifique comme action de rapprochement et de création de liens entre plusieurs entités pour produire des connaissances et renouveler notre regard sur les processus territoriaux. Le Musée Populaire du Cerrado sera à la fois un outil d’échanges avec les personnes enquêtés et un outil de restitution de notre recherche. Ce dispositif est inspiré par le champ de la muséologie sociale en grande expansion au Brésil, notamment en ce qu’elle est considérée comme non-normative (Duarte, 2021). Ainsi, la muséologie sociale encourage de dépasser les barrières des disciplines et des savoirs académiques et de rechercher des relations moins asymétriques et moins colonisées entre des savoirs d’origine différente.

Le projet de recherche a pour ambition d’analyser et de questionner les stratégies d’adaptation des individus aux changements socio-environnementaux qu’a connu l’Ouest de Bahia avec l’essor de l’agrobusiness depuis 40 ans. Nos questionnements s’articuleront autour de trois thématiques :

1. Les trajectoires des individus en lien avec la trajectoire territoriale de l’Ouest de Bahia. La mutation socio-environnementale de la région a entraîné une importante mobilité de la population locale au gré du déplacement des fronts de déforestation et de l’essor de l’activité agricole entrepreneuriale. La couverture d’asphalte de la route principale (BR 349) dans les années 1990 et 2000, et aujourd’hui de routes secondaires, modifie durablement les modes de circulation et les distances entre les communautés. Par ailleurs, l’essor agronomique a attiré une main d’œuvre importante des Etats voisins (Piauí , Minas Gerais), mais aussi plus éloignés (Mato Grosso do Sul). Dans ce contexte, le rôle des femmes a souvent été invisibilisé et nous attacherons une importance particulière à le documenter.                                                                                                                            

2. L’évolution et l’adaptation des savoir-faire mécaniques locaux. Une partie de l’équipe, en participant à l’ANR INTERRUPTION qui interroge le rapport à l'environnement des sociétés primo-mécanisées dans des territoires extractivistes de l’Amérique du Sud, a déjà pu apprécier l’importance de l’activité mécanique dans l’Ouest de Bahia en lien avec l’essor de l’agrobusiness. Le déploiement d’une agriculture mécanisée industrielle a vu l’introduction d’agroéquipements de grande ampleur, mais aussi le développement d’une activité mécanique de plus petite taille. Dans les villes comme dans les zones rurales, les dépanneurs, les garagistes et réparateurs en tous genres constituent un engrenage incontournable pour le fonctionnement et le développement de l’agrobusiness. Il faut quelqu’un pour appliquer une rustine au pneu crevé du tracteur, pour faire la maintenance quotidienne des pivots d’irrigation ou pour entretenir la route qui voit passer des milliers de camions chaque jour. Ces tâches reviennent à des acteurs qui vivent à la périphérie des grandes fazendas agricoles, en zone urbaine ou rurale. Par ailleurs, l’arrivée de pièces mécaniques a pu bénéficier à l’activité agricole vivrière : les pompes à eau à piston jalonnent les rivières afin d’irriguer les parcelles familiales et les râpes à manioc sont majoritairement mécanisées. Nous nous concentrerons sur l’histoire locale des objets mécaniques, leur évolution, leurs modes de maintenance et de réparation. Nous porterons une attention particulière à la créativité technique et culturelle à l'œuvre dans l'appropriation des objets mécaniques qui permet de se placer à la fois à l’échelle de l’individu, mais aussi de considérer les contextes sociaux et culturels de la créativité.

3. La perturbation des ressources en eau et leur impact sur la production vivrière. Le développement de l’irrigation par pivot au sein des exploitations céréalières a entraîné une diminution du niveau des nappes phréatiques et des écoulements de surface et a amenuisé les ressources disponibles pour l’agriculture familiale. Dans le même temps, des incendies se sont multipliés, dont l’origine est controversée. Dans ce contexte, les populations locales ont recours à des stratégies techniques « artisanales » pour assurer une captation de l’eau dans les rivières et les canaux par le déploiement de pompes et de moulins à eau.